«L'homme ne peut devenir homme que par l'éducation. Il n'est que ce que l'éducation fait de lui.» (Kant, E., Réflexions sur l'éducation (1776-1787), tr. de A. Philonenko, Paris, Vrin, 1987.)
C'est une confusion largement répandue (et parfois soigneusement entretenue par nos «Autorités»...) de croire qu'éducation et formation sont synonymes. Si on entend par la première ce que suggérait Kant, à savoir un processus au bout duquel l'enfant pourra appartenir de plein droit à l'humanité, et sans lequel il reste «dans son animalité», il apparaît que ce n'est pas simplement en apprenant un métier ou une profession qu'on peut espérer y parvenir.
De fait, il est parfaitement possible d'apprendre un métier sans jamais avoir reçu d'éducation et, à l'inverse, se montrer «bien éduqué» sans pour autant savoir quoi faire de ses dix doigts.
Dans un monde bien fait, les parents prennent d'abord en charge l'éducation et la formation de leurs enfants, puis laissent l'école compléter et peaufiner le processus. Dans le nôtre, la société - par l'entremise de son système scolaire - abdique de plus en plus systématiquement son rôle d'éducateur au profit de la seule formation. Un choix parfois explicite, mis de l'avant par des gens qui tirent profit d'une «production» de travailleurs à la conscience morale et sociale relativement peu élevée et qui, de ce fait, sont plus malléables et plus facilement convaincus par des arguments d'effectivité et de rentabilité, et parfois plus implicite, accepté plus que plébiscité, par une «majorité silencieuse» déjà en partie anesthésiée par le murmure néo-libéral, incessamment repris et relancé par toutes les «antennes» dont cette idéologie dispose.
Cependant, lorsqu'on entend le discours de ceux qui défendent l'éducation, on reste passablement sur notre faim. «Devenir un bon citoyen» est, par exemple, une devise dont peut se draper aussi la mission formatrice. À bien des égards, un bon travailleur docile, qui ne revendique que de temps à autre pour son seul intérêt et qui ne se préoccupe, le reste du temps, que d'accroître sa richesse ou son confort matériel peut certainement être un «bon citoyen».
Voudrait-on plutôt définir ce citoyen à partir d'idées telles que la solidarité sociale ou l'entraide? Mais pourquoi un travailleur bien «formé» devrait-il (ou pourrait-il) s'inquiéter du sort d'un autre travailleur, bien «formé» aussi? N'y va-t-il pas simplement d'une «saine» compétition; comme dans la nature, où l'on trouve des forts et des faibles?
Si, voilà quelques décennies encore, il pouvait sembler plus facile de distinguer éducation et formation et de mieux affirmer l'importance de la première, c'est entre autres parce que restait vivante l'idée d'une «supériorité» de l'homme sur la nature. Une supériorité que la nature elle-même lui aurait en quelque sorte confiée, afin qu'il la hausse au-dessus de la seule compétitivité dont elle est capable, et tente plutôt de la mener au bien. L'homme ainsi conçu devenait le gardien de la nature, voire son précepteur.
Mais cette supériorité naturelle de l'homme peut aussi être mise au service de l'animal en l'homme. On obtient alors l'effet contraire à celui recherché. Plutôt que d'avoir des «gardiens», on observe alors des exploiteurs; des animaux semblables aux autres, mais en plus fort et en plus rusé. D'où la nécessité de l'éducation. Car si l'homme peut «naturellement» rester un animal, il lui faut faire des efforts pour accéder à l'humanité, sous la forme d'un devoir qu'il se donne et qui peut parfois aller à l'encontre de ses intérêts «animaux».
Constat d'échec. Le poids de l'histoire nous rattrape, et nous nous éloignons de plus en plus chaque jour de la naïveté que pouvaient encore afficher les humanistes du XVIIIe siècle. Car les efforts déployés pour rendre l'homme davantage homme ne donnent que peu de résultats. Peu d'hommes parviennent à se hisser au rang d'êtres humains, la plupart reste plutôt bien enfoncé dans l'animalité originelle. À quoi bon alors, d'autant que pendant que j'essaie de devenir un homme les «animaux» autour de moi en profitent pour mieux m'exploiter?
Cette sorte de lassitude qui semble empoigner notre époque est cependant inacceptable et témoigne d'une réalité fort mal interprétée. Car l'éducation ne donne jamais que quelques bons résultats. Il en a toujours été ainsi. Le combat que mène l'humanité pour enfin devenir ce qu'elle peut être se laisse comprendre comme une tâche infinie, sur la route de laquelle le «taux d'échec» restera toujours élevé. Tant s'en faut que ce soit une raison pour lancer la serviette. Car renoncer à ce que nous devons être, voilà bien la pire absurdité que l'on puisse imaginer.
La nature est incapable du bien; seul l'homme peut le faire survenir. Il ne peut le faire qu'en opposant des valeurs à sa nature originelle, s'obligeant d'abord lui-même à en suivre les consignes et tentant, par la suite, d'en appliquer au mieux les règles auprès d'une nature dont il a la garde.
L'abandon du projet humaniste, que ce soit par simple dépit ou au nom d'une quelconque variante de «rousseauisme» naïf est un cul-de-sac pour l'homme. Et c'est une démission dont savent fort bien tirer profit tous ceux qui, bien «formés», n'ont pas pour autant été très bien «éduqués».
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