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  • Yvon Corbeil

Laïcité

Le projet de loi du gouvernement québécois visant à interdire le port de signes religieux pour certains fonctionnaires de l'état exerçant un pouvoir coercitif (mars 2019) a ravivé une nouvelle fois un débat qui fait rage depuis de nombreuses années et pour lequel nous semblons toujours incapables de trouver un compromis.


D'un côté l'on trouve ceux qui défendent l'idée d'une laïcité de l'État qui ne doit pas être démentie par des soupçons de partialité (dans les cas où des personnes sont mandatées pour porter des jugements sur des comportements citoyens) alors que de l'autre se trouvent des gens qui, grâce à une certaine définition des droits individuels estiment qu'il s'agit là d'une discrimination eu égard aux libertés religieuses. Ce débat implique un certain nombre de principes fondamentaux, mais aussi une pléthore de considérations particulières, faisant en sorte qu'il est exceptionnel d'assister à une discussion qui ne parte pas en sucette. Car à force de mélanger tous les niveaux d'interventions, nul ne parvient à s'y retrouver.


En ce qui a trait à la liberté de croyances religieuses, le premier principe à faire valoir n'est pas celui des libertés individuelles, mais bien celui de la laïcité de l'État puisque, bien évidemment, seule cette dernière peut garantir l'autre. Il ne peut y avoir de réelle liberté religieuse pour les individus si l'État lui-même se déclare adepte de telle ou telle religion. Dans le meilleur des cas, alors, des citoyens ayant d'autres croyances que celles qui sont tenues pour «officielles» ne seront que des citoyens de seconde zone.


Mais suivant ce principe, il ne découle pas nécessairement que l'on doive interdire le port de signes religieux aux fonctionnaires. En effet, dans des sociétés pluralistes comme la nôtre, on pourrait imaginer que, puisque l'État ne défend aucune croyance particulière, libre à chacun de faire comme il l'entend. Nous aurions alors, chez ces mêmes fonctionnaires, une variété d'apparences pouvant représenter diverses religions, ou aucune d'entre elles. C'est la position que semblent adopter ceux qui s'opposent au projet de loi gouvernemental.


Cette position est cependant indéfendable, mais pour le comprendre il faut faire intervenir certains autres principes qui semblent échapper continûment à ses défenseurs.


Il faut d'abord considérer la séparation nécessaire de la sphère privée et de la sphère publique. Ce qui est possible et permis dans l'une ne l'est pas de facto dans l'autre, quand bien même on ferait alors valoir la primauté de la «liberté individuelle». Ce n'est que par une définition erronée de cette dernière - qui devient malheureusement trop courante - que l'on peut affirmer que la liberté individuelle prime sur le droit commun. Erronée parce que, bien entendu, quand bien même je me prévaudrais de ce principe pour prétendre, par exemple, avoir le «droit» de ne pas respecter les lois, je serais rapidement rappelé à l'ordre.


Mais dans le cas qui nous occupe, il s'agit d'une définition erronée et préoccupante, car elle semble permettre de bafouer le fondement et la justification mêmes du bien-fondé d'un État laïc, lequel repose en principe sur des interprétations du monde, de la société et des êtres humains dont on peut montrer la valeur d'une manière rationnelle, sans recourir à des dogmes religieux auxquels il faut croire. La raison forme le langage commun de l'humanité et possède le pouvoir de produire des conclusions incontestables pour quiconque en fait usage correctement. Nul ne peut contester que 2 et 2 font quatre, que la Terre n'est pas plate ou que l'usage du tabac est nocif pour la santé.


Dès lors, ce qui ne peut être démontré, au moins partiellement, mais doit être cru n'a aucune légitimité dans la gestion de la sphère publique.


Pourtant, les croyances religieuses sont non seulement largement répandues, mais de fait tout à fait légitimes. Ceux qui croient que la rationalité parviendra à «vaincre» ce qu'ils appellent des «superstitions» me semblent être tout autant dans l'erreur que ceux qui affirment que l'on peut démontrer l'existence de Dieu. Cela tient au fait que la Raison a des limites et qu'elle doit sacrifier son extension au profit de sa sûreté. Elle peut bien proposer des modèles expliquant comment l'univers s'est formé ou comment l'espèce humaine a évolué, mais elle ne parvient pas à dire pourquoi il y a un Univers et non pas rien, qu'est fondamentalement la nature humaine (pas seulement biologique) ou encore qu'est-ce qui est bien et qu'est-ce qui est mal. Or il se trouve que l'humain dispose justement d'un système non rationnel qui répond à toutes ces questions, les religions. Non seulement y répondent-elles, mais il semble clair que ce soit là leur principale raison d'être.


La légitimité de ces questions et l'incapacité de la rationalité d'y répondre rendent inopérantes les tentatives d'évacuer la religion du champ d'expérience humaine. Elle existera toujours.


Pourquoi alors ne pas permettre aux adeptes d'une religion quelconque d'afficher clairement leurs croyances? Question fort mal posée. Le projet de loi ne prévoit une telle restriction que pour ceux qui exercent certaines professions ou métiers - et seulement alors qu'ils exercent leurs fonctions - et n'oblige pas, comme l'écrivent certains «sophistes», à n'afficher ses croyances religieuses que dans son sous-sol. (1)


Cette interdiction est non seulement légitime, mais en fait nécessaire, parce que le citoyen qui fait l'objet d'un jugement de la part d'un fonctionnaire quelconque ne doit pas pouvoir suspecter que des principes non rationnels soient à la base de son évaluation, principes auxquels le fonctionnaire peut croire par ailleurs mais dont il accepte de ne pas tenir compte dans son jugement.


À partir d'ici, on peut faire déraper le débat dans toutes les directions et présenter des tas d'exemples qui vont dans un sens ou dans l'autre. Je laisse ça aux «réseaux sociaux»...



Le projet de loi gouvernemental va plus loin que ce qu'avait proposé à l'époque le rapport Bouchard-Taylor concernant les «accommodements raisonnables», en incluant les enseignants parmi les fonctionnaires visés par l'interdiction. Non seulement a-t-on raison de les inclure, mais ces derniers forment peut-être le corps professionnel pour lequel cette interdiction est la plus indiquée. Les enfants sont à l'âge où symboles et modèles prennent souvent plus d'importance que les messages véhiculés. Ils sont aussi les plus susceptibles de confier à leurs enseignants des expériences ou des problèmes qui dépassent la capacité de la raison à fournir des réponses (décès d'un proche, divorce des parents, dilemme moral...). Pour de telles expériences, il n'y a pas de réponses satisfaisantes d'un point de vue rationnel et seules les croyances religieuses peuvent prétendre en fournir. Mais qui voudrait vraiment que les «réponses» - toutes faites - soient en quelque sorte inscrites a priori dans un chapeau, un foulard ou un crucifix et que son enfant se les fassent ainsi donner? (2)


Il est nécessaire d'interdire le port de signes religieux chez les fonctionnaires exerçant un pouvoir coercitif sur le citoyen et aussi chez les enseignants, qui exercent un pouvoir de modèles pour des enfants qui ne sont pas encore en mesure d'user de leur raison en pleine lumière.


(1) «Le droit de pouvoir exercer sa religion dans son sous-sol n'est pas un droit.» Pelletier, Francine, «La tour de Babel», Le Devoir, 3 avril 2019.

(2) Les plus vieux se rappelleront peut-être de nos enseignants issus de congrégations religieuses...

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