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Yvon Corbeil

Liberté et discipline

Si Aristote a raison et que la vertu est une médiété, une sorte de moyen terme entre deux excès (Éthique à Nicomaque, II, 6), force est de constater que nous ne savons pas trop y faire. Nous avons en effet plutôt l'habitude de passer d'un extrême à l'autre, produisant les effets négatifs de chacun de ces excès sans jamais apprendre à faire la part des choses. Si cette thèse, rusée à défaut d'être parfaitement convaincante, ne semble pas pouvoir s'appliquer d'une manière universelle, on peut admettre sans trop de difficulté qu'en ce qui concerne l'éducation des enfants nous sommes bien passés de trop de discipline à trop de liberté.


Des années 60 où subsistaient encore les restes d'une éducation autoritaire, parfois vicieuse, propagandiste (religieuse) et élitiste, nous sommes passés à un régime «constructiviste», où l'enseignant est un «accompagnateur» et où les élèves et étudiants sont tenus pour être tous doués également, à moins qu'ils ne souffrent de «difficultés particulières» auxquelles l'école a le devoir de pallier. Parmi tous les aspects que cette transformation des dogmes pédagogiques a entraînés, celui du passage d'une discipline souvent exagérée à une liberté trop grande laissée aux enfants (et à leurs parents...) quant aux efforts qu'il faut consentir pour réussir un parcours éducatif est l'un des plus significatifs et, là comme ailleurs, l'aveuglement dogmatique semble annihiler toute forme de réflexion intelligente.


Quoi qu'en aurait pensé Aristote, entre discipline et liberté il n'existe pas ici de «médiété» qui permettrait de résoudre la difficulté. Dire qu'il faut un peu de discipline, mais pas trop, et un peu de liberté, mais pas débridée, plongerait tout enseignant dans une parfaite perplexité lorsque viendrait le moment d'appliquer cette «juste mesure». Dans quelles circonstances doit-il exiger de la discipline et dans quelles autres doit-il laisser la bride sur le cou des enfants? Pourquoi là et pas ailleurs? Pourquoi maintenant et pas plus tard? Cette façon de réfléchir à ce problème est sans issue, car il est bien mal posé.


Discipline et liberté en éducation de sont pas des composantes éducatives concomitantes. Elles renvoient plutôt au degré de développement de la rationalité chez les enfants, en bref, à leur âge. Autrement dit, la discipline est requise en bas âge et doit s'estomper progressivement, au fur et à mesure que l'étudiant est censé devenir apte à se gouverner lui-même. C'est à Kant que l'on doit, me semble-t-il, la meilleure exposition de ce problème.


Dans ses «Réflexions sur l'éducation» (publié en 1803)(1), Kant expose comment on doit envisager le passage de la discipline à la liberté, en accord avec ses thèses philosophiques fondamentales qui, faut-il le rappeler, mettent de l'avant le développement de la raison comme manifestation principale de l'humanité.


Une fois dépassé le stade où il est entièrement dépendant de qui s'occupe de lui, l'enfant commence à manifester des signes d'une capacité d'agir déjà complexe qui nécessite qu'on le confronte à des interdits qui suivent des codes. Dans la nature, l'impossibilité d'agir dépend essentiellement des conditions matérielles régnantes, mais chez l'humain toutes sortes d'interdictions d'agir sont à respecter alors pourtant que la possibilité matérielle existe. Ne pas pouvoir prendre des biscuits rangés dans une armoire verrouillée et ne pas pouvoir le faire parce qu'un parent a dit de ne pas le faire, ce n'est pas du tout la même chose. L'enfant qui grandit se voit de plus en plus fréquemment confronté à de telles situations qui opposent la possibilité de faire une chose et l'interdiction dont elle fait l'objet. C'est très frustrant pour lui et cela donne souvent lieu à de joyeuses manifestations de mécontentement... C'est le moment de la discipline.


La discipline a évidemment pour but d'empêcher l'enfant de faire des choses qui sont menaçantes ou dangereuses pour lui, mais elle va bien au-delà puisqu'elle permet de l'intégrer progressivement dans un monde où des codes devront être respectés alors même que leur pertinence ne saute pas aux yeux. Au-delà du répertoire des cas, ce qui compte fondamentalement ici, c'est le début de l'apprentissage de la liberté: je pourrais le faire, mais je ne dois pas le faire.


À cette étape du développement de l'enfant, le laisser libre d'agir (tout en prévenant les menaces, bien entendu) est une erreur, estime Kant. Car cette liberté est alors entièrement au service de ses instincts et caprices, ce qui est justement l'inverse de la liberté. Il importe alors non seulement de restreindre cette liberté, mais d'imposer punitions et conséquences lorsqu'il n'a pas respecté les interdictions. (On peut voir cette imposition de punitions comme une première expérience de ce que sera la vie en communauté.)


Mais à quoi sert alors toute cette série de brimades, qui tendrait à montrer le caractère hypocrite de la liberté? Le but recherché est de faire comprendre petit à petit à l'enfant que l'on peut agir ou se retenir d'agir selon des décisions prises «artificiellement». Progressivement, l'enfant s'approprie l'interdiction qui lui a été faite. Il ne se contente plus d'obéir en ayant peur des conséquences, mais réalise que cette interdiction a du sens et il l'endosse. (C'est du moins là l'objectif...). À partir de là, la nécessité de la discipline s'atténue et l'enfant peut prendre possession de sa liberté.


Le but ultime, rarement atteint il faut bien l'admettre, est de permettre au jeune, devenu adulte, de découvrir que les codes de toutes natures qui l'entourent sont en fait des conventions et que s'il faut les respecter, on peut aussi en discuter et, le cas échéant, vouloir les améliorer ou les modifier. Si l'on vise à améliorer ces codes, on le fera nécessairement au nom d'un plus grand bien, d'une meilleure justice. Et on ne pourra penser cette justice à partir de ses propres caprices, car on aura appris à respecter l'avis des autres.


En éducation, il n'y a pas un chemin qui soit le bon, mais il est nécessaire d'en choisir un tout en sachant qu'il y aura des laissés pour compte. Mais sans réflexion fondamentale préalable, tout changement dans les dogmes éducatifs relève du «trial and error» et produit pour chaque génération où ils prévalent des communautés présentant des défauts bien précis. Par exemple, les enfants à qui l'on accorde trop tôt beaucoup de «liberté» deviennent des citoyens capricieux et égoïstes.


(Commentaire de l'auteur: c'est tout de même incroyable de découvrir qu'il faille encore répéter ce genre de banalités...)


(1) Il s'agit d'une compilation de notes de cours préparée par l'un de ses étudiants. On pardonnera à ce texte de ne pas avoir toute la rigueur habituelle des textes de Kant.

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