Bien entendu, en littérature, on cherche à présenter des personnages qui sont en quelque sorte des archétypes, leurs petites manies personnelles, leurs tics, leurs traits distinctifs n'étant qu'un truc pour donner l'impression d'une réalité. On s'attache au personnage à cause de cette singularité qui nous le fait apparaître comme l'« un des nôtres », mais au même moment, c'est le modèle, c'est l'idée générale qui nous est communiquée, que l'on enregistre, qui est seule intelligible.
Mais en va-t-il ainsi pour le souvenir ? pour l'impression ? Je ne suis pas certain. Le procédé initial de « désherbage » est le même: la mémoire gomme les aspérités, les détails sans importance, certaines particularités sont complètement éliminées. Comme s'il s'agissait que de ne garder la quintessence de... mais de quoi ? Parce que ce qui se trouve au coeur du souvenir, c'est justement un ensemble de particularités, de détails. Comment imaginer qu'un ensemble de singularités soit retenu comme tel, c'est-à-dire comme un ensemble, alors que même sous une telle nature (ensemble) il demeure un singulier ? Peut-on croire, à la manière de Proust par exemple, qu'un souvenir, débarrassé de ses contingences accessoires, devient le dépositaire d'une idée, d'un universel ? Peu probable.
En fait, le problème est peut-être à prendre dans un autre sens. Avec le souvenir, on assiste à un effort pour universaliser le particulier, pour créer un « universel pour soi ». Curieux concept, mais qui semble bien approcher ce qu'il en est. Ce genre de souvenir devient un repère inébranlable, définitif, c'est-à-dire gagne la stature qu'a tout universel. Il y a « 2+2=4 » et « le goût des madeleines ». (Et ce, même si à ce dernier genre d'« universels » il est moins facile de faire référence qu'aux idées communes.)
Et si ce que l'on tente toujours de communiquer aux autres — tentative qui échoue nécessairement — était justement ça, ces « universels pour soi »?
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Tous veulent être aimés, mais ce que l'on veut d'abord, ne serait-ce pas d'être compris? (« Compris » au sens de ce qui précède : chercher à communiquer aux autres un « universel pour soi » qui soit reconnu par eux, c'est-à-dire qu'ils en reconnaissent le statut d'« universel ». Idée amusante.)
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Et ces « universels pour soi », n'est-ce pas la meilleure expression qui soit de l'effort constant des hommes pour s'immortaliser ? Car enfin, si je parvenais à créer des universels à partir de ce qui m'est propre, c'est moi-même qui s'universaliserait. (Une autre idée amusante... C'est comme rien, quelqu'un d'autre a dû déjà l'avoir...)
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Cela dit, c'est certainement ce genre de choses qui fait la différence fondamentale entre la grande littérature et le gossage de phrases. (Ça aussi, qui explique pourquoi la littérature contemporaine est si navrante.) Personne n'est intéressé par les aventures de tante Berthe au Super U, à moins que tante Berthe puisse signifier quelque chose. Et encore, tante Berthe est au moins quelqu'un d'autre que l'auteur, alors que, la plupart du temps, ce dernier parle plutôt de lui. Cela dit, l'auteur s'inscrit forcément dans cette tentative éperdue de l'homme de s'immortaliser. La culture s'accumulant, être celui qui exprime telle ou telle idée neuve devient un espoir dérisoire. Alors il faut se tourner vers l'autre voie : créer des « universels pour soi » qui soient entendus, reconnus par les autres. Comme si, en y parvenant, l'homme gagnait l'immortalité sous le prétexte qu'un autre homme reçoit en lui l'un ou l'autre pan de son vécu.
L'autre truc consiste à « oublier » la culture et à réinventer le bouton à quatre trous, bien entendu. À partir de là on peut avoir l'air intelligent, ou plus exactement, passer pour tel auprès d'un auditoire d'ignorants. Dans l'avenir, les gens cultivés seront de moins en moins nombreux, car on les ostracisera de plus en plus systématiquement dans le « public ». Ce sont des empêcheurs de plagier en rond.
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Kant le dit-il, à sa manière «critique»?
«Car cette faculté [de juger] n'est pas seulement un pouvoir de subsumer le particulier sous l'universel (dont le concept est donné), elle est encore, à l'inverse, un pouvoir de trouver l'universel pour le particulier.» (Critique de la faculté de juger, première introduction, XX, 209-210.)
«Trouver l'universel» du particulier n'est pas synonyme d'inscrire le particulier sous un universel plus ou moins connu ou simplement senti, car «Ni l'entendement ni la raison ne peuvent fonder une pareille loi de la nature.» (id.).
En effet,
«la nature est entièrement libre de toutes les restrictions du pouvoir de connaître en sa législation, et c'est une simple présupposition de la faculté de juger qui fonde le principe en question, présupposition faite en vue de son usage propre, et qui lui permet à chaque occasion de s'élever du particulier empirique à un terme également empirique mais plus général, dans le but d'unir les lois empiriques.» (id.)
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