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Yvon Corbeil

L'art délicat de la misanthropie


La misanthropie est un art délicat. Comme toute discipline artistique elle requiert certaines habiletés naturelles puis techniques, une sensibilité particulière ainsi qu'une volonté d'exprimer. Mais alors que les arts s'accommodent fort bien d'une dose de démesure - quand ce n'est pas que cette démesure soit justement l'élément le plus susceptible de rendre une production artistique digne d'intérêt - la misanthropie doit savoir s'en préserver.


Cela tient à deux choses. D'abord au fait que le genre humain ne peut être honni jusqu'au point où on souhaiterait le voir disparaître. L'homme représente en effet ce que la nature que nous connaissons a produit de plus intéressant et de plus spectaculaire (comparez avec le ver de terre...). Le nier correspond à une mauvaise conscience crasse qui ignore même le fait qu'elle se fonde dans ce qu'elle déteste. Le misanthrope est un homme. Peut-être a-t-il quelques comptes à régler avec ses semblables, mais il reste à part entière un membre de l'espèce.


Il y a aussi une sorte de faute logique à vouloir haïr totalement l'homme. Car c'est la fréquentation de l'autre qui a mené le misanthrope à le détester. Sans l'autre, le misanthrope n'aurait pas d'objets pour son art. Il doit s'en souvenir et garder une forme de respect pour ce qu'il aime détester.


Autre élément d'importance: comme le disait majestueusement Kant, l'homme est une fin en soi, jamais ne doit-il être considéré comme un moyen. Cela tient au fait qu'il est libre; en fait, le seul être naturel qui le soit. On ne peut donc savoir à l'avance ce qu'il fera, ce qu'il choisira ou ce qu'il sera. Sa nature même le rend fondamentalement respectable.


Bien entendu, dans l'esprit de Kant, cette liberté n'est pas synonyme d'un grand n'importe quoi, mais au contraire est sévèrement paramétrée. C'est que l'homme, étant aussi un animal, gagne en efficacité s'il met cette liberté au service de sa seule volonté de conservation (genre Hobbes). Or, toujours selon Kant (fidèle en cela à une tradition qui remonte au moins à Platon et qui se déverse ensuite, d'une autre manière, dans l'idéologie chrétienne), la liberté n'est pas une faculté que nous aurions hérité de la nature, mais plutôt une composante dérivée d'une essence en quelque façon «surnaturelle». Seul l'homme en dispose et, du fait, elle doit servir à l'humanité, et non participer à la grande course du rat, à la loi de la jungle.


La liberté, qui n'a donc rien à voir avec le relativisme primaire, lequel n'est qu'une ultime poussée de la conservation du «je», doit donc être soumise à l'instance qui, selon Kant du moins, peut seule permettre à l'humanité de se réaliser: «L'homme doit librement consentir à se laisser contraindre par la raison.» Kant reconnaît volontiers qu'il s'agit d'un insoluble (à tout le moins difficile) cercle vicieux, mais cela illustre tout de même l'homme au mieux, dans sa complexité. (Cf. Fondements de la métaphysique des moeurs.)


De fait, dès que l'homme met sa liberté/raison au profit de lui seul (ou de sa famille, ou de son clan, ou de son peuple...), il commet un "crime contre l'esprit". C'est dire que ce n'est pas parce que nous sommes des fins en elles-mêmes que nous sommes ipso facto des réussites...


Pour paraphraser nombre d'auteurs qui ont adopté et adapté la formule, on dira, encore avec Kant, que l'on ne naît pas homme mais qu'on peut le devenir. Pour ce faire, il faut viser l'humanité, au détriment, parfois au moins, de notre petit moi.


Ainsi dévoile-t-on qui le misanthrope peut détester. Car devoir respecter l'homme ne veut cependant pas dire qu'il faille l'aimer.


On détestera celui qui ne s'occupe que de lui (ce qui en fait déjà quelques-uns). On détestera également celui qui tend à mener l'humanité vers une fin à laquelle il croit et qu'il estime être la voie à suivre, s'estimant ainsi justifié de l'imposer aux autres. Car bien pire que l'égoïste est celui qui prétend enfermer la liberté dans un système clos dont il affirme avoir trouvé la clé.

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