Assez souvent, vers la fin des cours, certains étudiants plus intéressés que la moyenne viennent me trouver pour me demander lequel des philosophes que nous avons étudiés - et qui se contredisent pour ainsi dire tous - a raison.
Ayant pour mission de les aider à réfléchir par eux-mêmes, je leur fait généralement une réponse à la langue de bois, en tentant d'identifier quel est le thème sur lequel ils accrochent davantage, pour leur tendre, depuis là, une perche qui leur indique vers où poursuivre leur propre chemin.
Mais le mien de chemin?
J'ai vécu à nouveau cette expérience pédagogique récemment, mais cette fois, je suis rentré à la maison en me posant à moi-même cette question: lequel (de ces philosophes) est le «bon»?
Dans ce cours (Conceptions philosophiques de l'être humain - les notes devraient se trouver quelque part...) nous étudions le ratio-humanisme classique avec Kant, sa «modernisation» avec Sartre, la bestialité ordinaire avec Hobbes, la bestialité extraordinaire avec Rousseau et l'anti-rationalisme avec Nietzsche. (Bon, ce n'est pas leur rendre justice que de les présenter de la sorte, mais la formule brève exige que l'on tourne les coins ronds...)
Alors, lequel est le «bon»?
Je me rends compte que je ne m'étais jamais posé cette question, probablement parce qu'il n'y en a aucun qui soit le «bon», bien sûr. Le problème étant davantage: pourquoi n'y en a-t-il pas? pourquoi ne peut-il y en avoir?
En fait, ils ont tous raison, ce qui ne doit pas nous amener à conclure qu'à cause de cela ils aient tous tort. Non, ils ont bel et bien tous raison...
Chaque système propose une représentation cohérente du tout (et ce que les initiateurs ont raté, leurs épigones se chargeront de le corriger), à l'intérieur de laquelle tout se tient. Les critiques que l'on adresse à l'un ou à l'autre tirent toujours leur origine d'un système parallèle, de sorte qu'elles sont inefficaces a priori, puisqu'elles témoignent en fait d'un parti-pris préalable.
Quant à une critique qui viendrait de l'intérieur, elle ne conduit qu'à une correction interne, origine du système lui-même et est donc taxable également d'un parti-pris. Pas moyen d'en sortir.
En termes clairs, tous les systèmes philosophiques (dignes de ce nom) se valent. Choisissez le vôtre, restez à l'intérieur et tout est clair!
Alors comment se fait-il que l'on puisse choisir de l'extérieur? Où se tient-on lorsqu'on «choisit»?
Se font face deux types de «réalités» qui semblent bien distinctes: d'une part la puissance / pulsion de vie et de la conservation de soi. Originaire dans son déclenchement aveugle, non décidée, non personnalisée, sans considération éthique, sans autre distinction du vrai et du faux que sa propre «vérité» (1). D'autre part, la raison (appelons-la comme ça, pour faire court...), que l'on tient pour une «apparition tardive» (comme dirait Nietzsche), localisée (une espèce dans l'univers...), individualisée (ses efforts pour se déclarer «universelle» en témoignent...) et fonctionnant d'une manière fondamentalement analytique (c'est-à-dire qu'elle opère toujours sur une entité, qu'il a bien fallu qu'elle isole d'abord).
C'est alors que la philosophie demande: comment se rapportent l'une à l'autre ces deux «réalités»? De la réponse intuitive (Nietzsche donc...) première dépendra tout le «système» subséquent. À ce titre, ce n'est pas seulement le bien / mal qui dépend de la perspective, mais le vrai / faux également. (Reste donc à écrire «Par-delà vrai et faux»...)
Cependant, si cette manière de concevoir les choses jette la suspicion sur la Science en général (c'est-à-dire la complétion jamais achevée du grand livre des connus et des vrais), elle devient à son tour, au bout de la réflexion, une thèse douteuse. Car s'il est possible d'avoir une intuition dans un système, comment puis-je en avoir une en dehors de tout système?
Pas facile, hein lecteur?
Bon, je pose le problème autrement... Une intuition (au sens où nous l'entendons ici, et non pas au sens kantien) se décèle comme une inclinaison, une «passion» dirait Nietzsche, vers quelque chose qui n'apparaîtra en toute conscience qu'ultérieurement (ou jamais d'ailleurs...). À ce titre, elle origine plutôt de la première «réalité» (puissance aveugle) que de la seconde (raison). Mais cette première puissance est indifférenciée. Alors comment peut-elle être à l'origine de passions distinctes?
À supposer que je me trouve à l'intérieur d'un système qui me fournit toutes mes références d'arraisonnement du réel, mes «intuitions» ne sont en fait que des rapports pressentis entre certains objets de mon «monde»; des directions qui, depuis un objet X, tendent à m'indiquer un chemin menant à Y. Mais une intuition préalable à toute position du monde est soit impossible, soit unique. À supposer qu'elle soit (car il semble bien qu'elle le soit), comment peut-elle présider à l'élaboration de «mondes» différents?
En d'autres termes, encore: comment peut-il y avoir plus d'une philosophie?
Au Café Sartre, tout baigne; au Café Kant, tout est limpide; au Café... Qu'en est-il pour celui qui déambule sur le trottoir? N'existe-t-il que dans la mesure où il entre quelque part?
Et qu'est-ce donc que le trottoir?
(1) Prenons garde ici à un fort risque de confusion: la «vérité» est un concept qui n'est intelligible qu'en fonction de ses frontières, comme tout concept. Il ne peut y avoir de «vrai» sans qu'il y ait du «faux». Or, la «vérité» de la puissance originaire est inconcevable de cette façon, car elle ne côtoie aucun «faux». Parmi les «inconcevables» on peut l'assimiler au concept de «Dieu».
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