Une fois dépassé le stade où l'on est plus ou moins choqué de voir la place qu'occupent (ou qu'ont occupée ?) les «philosophes analytiques» à l'avant-scène, ils s'avèrent plutôt amusants.
Partis d'une évidence élémentaire qu'ils affirment parfois avoir découverte, la polysémie des mots, ils prétendent assainir nos moeurs rationnels en proposant de la contrer. Cette tentative étant vouée à l'échec, leurs travaux consistaient surtout à dénoncer cet embrouillamini de sens, qu'ils dépassaient parfois en élucubrant (sic) des systèmes byzantins (d'ailleurs souvent non dépourvus de termes tout à fait équivoques...).
En tête de liste (du moins selon mon cheminement) Frege et une part de la contribution de Husserl, lesquels furent suivis d'une pléthore d'ahuris condescendants (que certains de nos professeurs nous obligeaient à lire).
L'idée qui voudrait qu'il faille s'assurer que chaque terme ne désigne qu'une seule chose parfaitement identifiée et distincte de toutes les autres dérive évidemment des mathématiques, lesquelles exercent depuis toujours sur des esprits angoissés un attrait lui-même assez peu déchiffrable en termes précis.
Bien sûr qu'il y a un mérite louable dans cette approche, mérite qui réside notamment dans la dénonciation de certains usages abusifs de cette polysémie, par exemple dans les cas d'élucubrations théoriques dans le domaine religieux ou ésotéro-bling-bling. Avertir le peuple crédule de ce que ce genre de théories ne vaut pas un clou est oeuvre utile, ou plus exactement serait utile, si le peuple lisait nos philosophes, ce qui n'est évidemment pas le cas. De sorte qu'ils s'adressent à eux-mêmes, le peuple s'en fichant et leurs confrères étant déjà au courant. Quant aux autres, conscients à la fois des abus de langage et de l'impossibilité pratique de les maîtriser, ils soupirent ou rigolent.
Mais de fait, cette volonté d'assécher le marais de la polysémie représente un aveuglement inquiétant chez des gens qui se prétendent philosophes. La polysémie est l'une des grandes richesses de la pensée humaine. C'est elle qui rend possible la découverte, la création, l'aventure, la poésie, l'art.
Bien entendu, cette polysémie donne lieu à d'innombrables égarements. Mais ceux qui s'égarent, à condition qu'ils ne tentent pas d'égarer les autres, restent humains au sens noble du terme. Quant aux «analytiques», soit ils font preuve d'une naïveté qui, dans leur cas, est impardonnable, soit (cas heureusement plus rares) ils sont animés d'une sorte de pulsion de mort eu égard à ce qui constitue la raison d'être des hommes: inventer, créer, célébrer; aller au-delà de la nature et des «certitudes» des lois naturelles ou purement logiques.
* En 2019 il faudrait ajouter un morceau concernant les «fake news», très à la mode dans le monde de Donald Trump. (Non pas qu'il les ait inventées, mais qu'il en fait un usage planétaire...). Les fausses vérités peuvent reposer dans une faute primaire: falsification des faits, négation d'évidence, etc., mais elles existent aussi beaucoup grâce à la polysémie qui rend possible des interprétations illicites de certains faits ou permet de les «tirer» d'un côté qui leur fait dire ce que l'on veut.
Avec un langage «parfait» on éviterait partiellement ce genre de problèmes. Mais on perdrait bien trop au change. Zut! la philosophie analytique ne permettra pas d'abattre Trump...
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