Dans Poétique de la rêverie, Bachelard écrit: «Quand le soir est venu, quand il [le philosophe] n'enseigne plus, il croit avoir le droit de s'enfermer dans le système de son choix.»
Certes. Quoique le choix de certains termes m'agace. Ce passage renferme d'abord un consenti de taille, que partagent tous les philosophes dignes de ce nom: aucune thèse philosophique ne fournit de certitudes, de connaissances certaines. Seuls les dogmatiques ou les moindres philosophes se convainquent du contraire. De sorte qu'au final, le philosophe se retrouve seul avec sa liberté en face d'un choix qu'il peut doit faire, quoiqu'il puisse également refuser de choisir et laisser courir. Cette dernière position me semble cependant être peu philosophique puisque, d'une part, s'il laisse courir, c'est peut-être qu'il espère encore «trouver» la «preuve» et que, d'autre part, s'il a été philosophe, n'était-ce pas justement pour, «le soir venu», prendre une décision, au moins à l'égard de lui-même?
Chose certaine, c'est vers la fin que l'heure d'un tel choix doit sonner. Celui qui a pris sa décision chemin faisant, s'il enseigne, doit se garder de la tentation d'en partager les raisons avec ses étudiants, faussant ainsi leur propre cheminement. Il est plus légitime d'enseigner la philosophie en doutant, bien qu'il soit plus facile de le faire en prétendant savoir.
Quant à l'idée de Bachelard qui consiste à dire que le philosophe vieillissant «a le droit» de choisir, elle marque, me semble-t-il, l'insuffisance de sa réflexion sur la liberté. Il ne s'agit pas de gagner un «droit» - qui donc le garantirait? -, il s'agit plutôt de choisir minutieusement le moment où il est possible et correct de remettre notre choix entre les mains de notre liberté.
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Ainsi donc, le vieux philosophe retiré de l'enseignement peut choisir le système philosophique qu'il veut.
Cela veut donc dire qu'aucun de ces systèmes n'a pu se choisir lui-même par sa vérité, qu'ils sont tous, en quelque part ou manière, défaillants. Mais alors, pourquoi en choisir un? Pourquoi s'enfermer?
Le philosophe a vécu par, pour et dans la raison finie, ce qui l'a toujours distingué du croyant ou du théologien. S'il finit par reconnaître que ce que sa raison lui permet de comprendre est limité par rapport à ce qui, par ailleurs, est ressenti comme réalité, il se retrouve dans une situation délicate. Il faut suivre le vieux Kant un moment, ne serait-ce que pour savoir à quel moment il convient de cesser d'écrire, mais cessant d'écrire, il est peu probable qu'il ait cessé de penser.
Vers la fin donc, pourquoi le vieux philosophe ne pourrait-il pas, au lieu d'aller s'enfermer chez Platon, Hegel ou Épicure, s'amuser, jouer avec ces systèmes défaillants, qu'il connaît par ailleurs fort bien?
À la condition expresse de ne pas faire école, de ne pas devenir un faux érudit new-âgeux, il a le loisir d'élaborer une sorte de syncrétisme joyeux (ou dramatique...), juste pour lui, au nez et à la barbe de la finitude de la raison.
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