Alors que plus de deux millénaires leur donnent raison contre Platon, les Sophistes tardent toujours à retrouver une certaine crédibilité. (Il faut dire que la dérive de la signification du terme n'a pas aidé.)
Leur apparition est liée à Athènes et aux conditions socio-politiques exceptionnelles qui y ont prévalu pendant une certaine période. Non pas qu'il n'y ait pas eu, avant ou après, des individus qui adhéraient à des thèses semblables à celles que défendaient Protagoras et consorts, mais parce que c'est seulement dans un contexte bien particulier qu'ils ont constitué une masse critique suffisante pour influer sur le cours de l'histoire. Sans la «démocratie» athénienne, leur «école» n'aurait pas émergé, en tout cas pas au point de devenir l'interlocutrice privilégiée de Platon. Ce n'est que tardivement à l'époque moderne que l'on pourra recommencer à saisir le sens profond de leurs thèses principales.
Consacrons-nous à deux thèmes fondamentaux de l'enseignement sophistique: la vertu s'enseigne et peut être apprise; ce que l'on appelle «vérité» est une création humaine.
L'idée que l'on puisse apprendre à maîtriser une discipline quelconque est un truisme en ce qui concerne les techniques, mais c'est une tout autre affaire que d'apprendre les valeurs, c'est-à-dire savoir ce qu'est, par exemple, le concept de justice ou celui de beauté. Traditionnellement - et longtemps par la suite et encore parfois de nos jours - on croit le plus souvent que le fait de posséder ces vertus dépend tout bonnement de la naissance. La noblesse vertueuse se transmettait de père en fils. Affirmer au contraire qu'il y va d'un apprentissage nécessaire, et que dès lors les candidats à l'excellence sont en fait théoriquement répartis parmi la population, c'était une idée révolutionnaire. Ne serait-ce qu'à cause de cela, nous devons beaucoup aux Protagoras et cie.
La possible acquisition du savoir, plutôt que son innéisme, menace la stabilité des sociétés érigées autour de la domination d'une famille, d'une classe, d'un clan ou d'une race; cette thèse a donc une portée sociale majeure. Dans tout autre régime qu'une démocratie on aurait fait taire quiconque professait de telles idées.
À quelques exceptions près, tous les philosophes de l'époque (et par la suite tous les philosophes dignes de ce nom) partageront cette thèse. Indépendamment de l'impact de certaines dispositions naturelles (lesquelles ne donnent pas le savoir mais peuvent prédisposer à le désirer et/ou en faciliter l'acquisition), l'homme peut apprendre et ce qu'il apprend le transforme et peut transformer la société.
Platon était d'accord, lui qui fonda l'Académie, mais là où l'écart se creuse c'est lorsqu'on considère ce qui était enseigné et à qui. (1)
Les Sophistes enseignent donc le moyen d'être vertueux. «Arètè», l'excellence, le meilleur. Il ne s'agissait pas d'être le meilleur fermier ou le meilleur meunier. Les Sophistes enseignaient l'art de bien discourir - essentiel dans une démocratie directe où la nécessité de convaincre est capitale. Pour bien discourir, il faut bien raisonner. Pour bien raisonner, il faut connaître les principes fondamentaux de la raison et les règles essentielles qu'elle applique. Si les Sophistes du bas de l'échelle se contentaient de divers effets de manche oratoire - vendeurs de chars... -, les Sophistes-philosophes posaient des questions philosophiques et, notamment, s'interrogeaient sur la vérité. Car seule la vérité convainc ou, à tout le moins, convainc le mieux.
À propos de la vérité, la thèse sophistique principale peut être résumée par les mots de Protagoras: «L'homme est la mesure de toute chose». Idée mal interprétée historiquement et combattue par Platon qui, en quelque sorte, la caricature.
Premier point à examiner: s'agit-il de l'homme ou de l'Homme? Second point: de quelle nature est la vérité dont seul l'homme (ou l'Homme) est capable?
1) Les explications fournies par Protagoras (propos évidemment rapportés par Platon) ne laissent pas de doute sur le fait qu'au départ c'est à l'homme individuel qu'il pense. La thèse s'ancre sur le fait que lorsqu'un individu reconnaît quelque chose comme vrai, ce «vrai» l'est pour lui de la seule et unique manière suivant laquelle une vérité peut apparaître. Si je pense que c'est vrai, je me rapporte à cette représentation comme si j'avais en face de moi une vérité. Celle-ci ne vient pas à notre rencontre de l'extérieur, nous la créons dans notre représentation.
Cette vérité est-elle la bonne? Elle l'est tant que j'en suis convaincu. Je peux éventuellement la renier et la remplacer par une autre, laquelle sera dès lors reconnue comme le «bonne». S'il s'agit là d'une représentation visant un phénomène naturel, l'observation et l'expérience peuvent être la cause du remplacement. Mais lorsqu'il s'agit de valeurs, la nature n'en fournit pas d'exemples (tout au plus puis-je interpréter ce que je vois en ce sens). Ce sera donc à partir de la confrontation de ma vérité avec celles des autres que celle-ci connaîtra l'épreuve de sa justesse.
À partir de là, progressivement, la vérité deviendra de plus en plus non pas celle de l'homme, mais celle de l'Homme, puisque la définition de la justice, par exemple, sera produite par un compromis et un accord collectifs. La vérité concernant les valeurs, née de ma représentation, devient donc une création collective, malgré que je puisse en garder pour ma part une représentation différente. (Point d'origine de tous nos conflits.)
«L'homme est la mesure de toute chose» signifie donc que je suis le créateur de la vérité, laquelle subsiste ensuite sous une forme collective qui peut être différente de ma propre conception.
2) La nature de la vérité n'a donc rien à voir avec une quelconque réalité extérieure à moi, mais est plutôt une pure création, d'abord de l'homme individuel (soit par réflexion personnelle, soit par emprunt à des idées existantes), puis de l'homme collectif. Cela fait de la vérité quelque chose de consensuel, et non d'universel, comme voudra la caractériser Platon.
Plutôt que d'attaquer les Sophistes sur le fond du problème, Socrate insistera surtout sur le mauvais usage que l'on peut faire d'une vérité que l'on peut créer à sa guise ("est juste ce que je décide qui l'est"). Et nul doute que certains profiteront de ce caractère de la vérité pour l'inventer selon leurs intérêts. Mais à ce sujet, la position de Protagoras est claire: bien que je fasse naître la vérité en pensant que quelque chose est vrai, ce vrai que je pense n'est pas nécessairement «le» vrai, c'est-à-dire celui qui est destiné à sceller l'accord collectif. Ce n'est que par la confrontation avec la représentation des autres et par l'éducation reçue des sages que ce germe de vérité évoluera jusqu'à «la» vérité collective, une vérité qui n'est cependant jamais absolue ou définitive, puisque les hommes qui viendront après moi se retrouveront dans la même situation que moi: ils seront aussi créateurs de vérités.
(Voir aussi Notes de cours 101.)
(1) Faut pas exagérer non plus... Les Sophistes n'enseignaient pas à n'importe qui mais justement à ceux qui, théoriquement, bénéficiaient d'une hérédité heureuse. On n'est pas à l'école pour tous ou à l'égalité des chances... N'empêche que la graine était plantée. Si ça s'apprend, pourquoi moi je ne l'apprendrais pas?
Comments