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Yvon Corbeil

«Empathie» et compassion


Les dictionnaires définissent le terme d'empathie comme la «capacité de se mettre intuitivement à la place de son prochain, de ressentir la même chose que lui, de s’identifier à lui.» Quant à la compassion, on la définit comme le «sentiment qui porte à plaindre autrui et à partager ses maux.» Ces deux facultés dont peuvent faire preuve certaines personnes ne sont donc pas identiques et il convient de les distinguer.


On utilise le terme d'empathie pour désigner la qualité d'une personne que l'on dit pouvoir parvenir à «se mettre intuitivement à la place de quelqu'un d'autre», mais cela concerne le plus souvent quelqu'un qui souffre. Pourtant, ce pouvoir d'«identification» à l'autre n'exclut aucunement les cas où l'autre vit plutôt une expérience joyeuse. Une personne capable d'empathie serait susceptible de ressentir autant la joie d'une personne heureuse que la peine de celui qui souffre.


S'identifier à quelqu'un qui éprouve une grande joie n'est pas aussi simple qu'il y paraît. En effet, l'empathie, pour être véritable, exige que cette «identification» à l'autre soit notamment dénuée d'envie ou d'indifférence (ce que le sujet joyeux n'éprouve évidemment pas), dans quels cas elle serait tout à fait superficielle et ne serait nullement une «identification». Mais alors, on remarquera peu ce manque d'empathie, car celui qui vit une expérience joyeuse, tout à sa liesse, ne se laissera pas assombrir par un pair plutôt indifférent ou ne remarquera pas le caractère artificiel de l'empathie démontrée par l'autre.


C'est plus délicat dans le cas de quelqu'un qui traverse une expérience douloureuse, ce qui nous concerne évidemment ici davantage. Si le manque d'empathie à l'égard des petits bobos quotidiens n'entraînera pas nécessairement de grands reproches, ne pas avoir d'empathie pour quelqu'un que l'on sait souffrir véritablement, ne pas considérer les causes de sa peine, ne pas voir que si l'on vivait quelque chose de similaire nous serions malheureux aussi, voilà le contraire de l'empathie.


Au sein d'une équipe médicale, la tâche quotidienne de ceux et celles qui y travaillent les amène à côtoyer des personnes qui traversent des expériences douloureuses. Si certaines de ces personnes sont aux prises avec l'un ou l'autre problème ponctuel pour lequel on espère une résolution positive, d'autres traversent plutôt une suite d'expériences qui les entraînent, progressivement ou plus abruptement selon les cas, vers les derniers moments de l'existence. Il y a donc une variété de cas qui requiert de l'empathie et qui semblent se distinguer par degrés ou paliers, suivant la condition du patient. On admettra plus aisément un manque d'empathie vis-à-vis de quelqu'un qui souffre d'une grippe ou d'une entorse que d'un mourant.


Pourtant, cette variation de degrés ne change rien à la nature fondamentale de l'empathie, qui reste cette faculté de pouvoir «se mettre à la place de l'autre». Et c'est lorsqu'un patient se dirige vers la fin de sa vie que l'on découvre au mieux la limite ultime de toute forme d'empathie. Menant plus ou moins directement à la mort, les dernières expériences de l'existence révèlent au mieux ce que j'appellerais la supercherie inhérente à l'idée d'empathie, car «se mettre à la place de quelqu'un» qui se meurt est évidemment impossible.


À ce stade de notre réflexion, il est temps de mettre les choses au clair: l'empathie, qui se révèle impossible vis-à-vis de quelqu'un qui approche de la mort est en fait impossible comme telle. Ressentir ce que ressent un autre requiert le passage par l'imagination, laquelle ne saura reconstruire l'expérience de l'autre qu'à partir de nos propres expériences. L'effort visant à «se mettre à la place d'un autre» est donc vain et peut mener à de malheureuses situations d'incompréhensions, lorsque celui qui voudrait faire preuve d'empathie ne parvient qu'à «ressentir» quelque chose qui, si on pouvait le démontrer, s'avère fort différent de ce que ressent vraiment l'autre.


Voilà pourquoi en ce qui nous concerne il vaudrait bien mieux adopter le terme de compassion. Ce qui vous est demandé, ce que l'on souhaite vous voir faire preuve auprès des personnes qui bénéficient de vos interventions, c'est de reconnaître la souffrance de l'autre et de «partager» ses maux, c'est-à-dire non pas de tenter de les vivre à sa place, mais plutôt de les partager, un peu comme on peut le faire pour un repas, au cours duquel on ne mange pas dans l'assiette de l'autre.


Au-delà de ce qui peut sembler une chicane de mots - mais qui permet tout de même d'exclure la possibilité de l'identification à l'autre - , posons maintenant les questions qui nous intéressent: comment la compassion est-elle possible, d'où vient-elle et pourquoi semble-t-il que certaines personnes puissent en faire preuve plus spontanément ou plus facilement que d'autres?


L'origine de la compassion chez l'homme divise les philosophes. Certains d'entre eux pensent qu'elle est «naturelle», comme J.-J. Rousseau. D'autres pensent plutôt qu'elle dépend d'une volonté libre qui doit «décider» de l'exprimer, notamment Emmanuel Kant.


Rousseau, pour sa part, expose sa thèse au mieux dans un texte important, le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes (1754):

«J'y crois apercevoir [chez l'homme - "dans l'âme humaine"] deux principes antérieurs à la raison, dont l'un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l'autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables.» (Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes.)


D'ordinaire, lorsqu'on interroge les étudiants à cet égard (et on peut croire que si je vous posais la question, on obtiendrait sensiblement le même résultat), ils ont tendance à opter pour cette première réponse, celle de Rousseau. La compassion est présente «naturellement» chez l'homme, même si, comme toute tendance naturelle disponible, elle peut être plus apparente chez l'un que chez l'autre. Elle peut aussi être «développée», c'est-à-dire pratiquer de telle manière qu'elle devienne plus forte, mieux exprimée. Elle peut aussi, au contraire, être pervertie, au contact des autres notamment.


Chez l'homme, ce développement (ou cette perversion) n'est pas naturel, mais culturel. Ce sont l'éducation et la société qui en sont les facteurs.


Or, selon Rousseau, éducation et société ne permettent pas de développer cette faculté, bien au contraire. Rappelons que l'éducation a notamment pour objectif de policer l'homme, de le rendre capable d'évoluer en société sans laisser cours à son instinct. Autrement dit, de brider l'instinct. Rousseau applique la même règle pour l'autre «instinct»: l'éducation - et le commerce avec les autres - vont émousser cette compassion naturelle, à cause notamment de la compétition que la société ré-inscrit dans sa structure. D'où l'idée de Rousseau selon laquelle «l'homme naît bon, c'est la société qui le corrompt», ainsi que son autre thèse canon: l'éducation telle qu'on la conçoit a des effets pervers sur l'homme.


Cette thèse peut sembler discutable. Elle est pourtant la seule qui puisse être cohérente avec la position initiale. Si la compassion est un instinct, elle se manifeste au mieux lorsque l'homme n'est pas contraint. Or, l'éducation et la société (le «vivre ensemble») sont justement des contraintes.


La compassion apparaît donc ici comme une pulsion comme une force inconsciente (pré-rationnelle) qui imprime une tendance à réagir et agir d'une manière qui soit conforme à cette force. Les hommes seraient donc naturellement compatissants.


Si l'on accepte cette interprétation on parvient à cette conclusion: la compassion, présente naturellement chez tous les humains, s"exprime à des degrés divers selon les expériences qu'ils ont vécues et qui ont contribué à construire leur personnalité telle qu'elle est.


C'est une position qui ne va pas sans certaines difficultés. Car nos expériences respectives, les vôtres, les miennes, ont tendance à montrer l'inverse, à savoir que l'on peut parfaitement croiser une personne compatissante alors qu'elle a connu surtout l'Autre comme un prédateur et, à l'inverse, des gens incapables d'exprimer cette faculté alors qu'eux-mêmes semblent avoir pu en jouir pour l'essentiel de leur parcours. Il est impossible également d'établir une corrélation entre éducation et manifestation de compassion. Les gens plus éduqués ne sont globalement ni plus ni moins compatissants et il en va de même pour les plus rustres d'entre nous.


Par ailleurs, s'il se trouvait que la compassion soit un «instinct» chez l'homme - comme l'est l'instinct de survie - on ne voit pas pourquoi elle ne serait pas aussi l'apanage des animaux. Or, il faut être atteint d'anthropomorphisme avancé pour affirmer que les animaux sont compatissants entre eux...


Plus troublant et peut-être plus décisif est l'absence de compassion que l'on remarque chez les petits enfants, dont on a l'habitude de dire qu'ils savent si bien être cruels... Les bambins sont en effet incapables de compassion (à moins qu'encore là on veuille se leurrer en interprétant la réalité à sa convenance), alors qu'à l'inverse leur instinct de survie s'exprime fortement Si la compassion était un instinct, elle serait au contraire parfaitement affirmée chez un jeune sujet, encore vierge des conséquences de son commerce avec l'Autre.


Doit-on alors comprendre la compassion comme une qualité qui se réalise strictement grâce à un effort de la volonté, comme le voudrait la thèse opposée, ici représentée par Emmanuel Kant? Selon ce dernier, la nature ne recèle aucune qualité ou «valeur» qui lui soit propre. Aucune valeur «naturelle». Le Bien (puisque c'est de ça dont il s'agit sous l'une de ses nombreuses formes - ici, la compassion) ne peut être le résultat que d'une volonté libre, faculté qui, selon lui, exige la réflexion rationnelle et n'existe que chez l'humain.


L'esprit de l'homme germe et grandit depuis la petite enfance autour du seul instinct que nous possédions, l'instinct de survie. Vouloir (ou devoir) survivre, signifie vouloir ce qui est «bon» pour nous. Au fur et à mesure que nous grandissons et que la conscience forme chez nous le modus operandi ordinaire, cette notion de «bon pour moi» peut s'élargir: bon pour moi d'abord, puis pour ma famille, pour mon clan, pour ma race, pour l'humanité, pour l'univers... au bout du compte, bon en soi.


Pour une telle explication, la compassion dont nous voulons parler plus précisément ici, celle à laquelle on s'attend de votre part lorsque vous êtes en relation avec l'un ou l'autre de vos patients, se situerait quelque part dans cette progression. Celui qui en reste à «bon pour moi» est un égoïste, très proche de la bête. Dès que s'accroît le cercle de sa réflexion, la compassion gagne en «couverture»: «bon pour ma famille» signifie que je saurai être compatissant pour ceux qui en font partie, moins ou pas pour les autres, etc.


(Évidemment, on voudra bien comprendre qu'il ne s'agit pas là de frontières décisives ou nettement marquées...)


Si l'on conçoit la chose de cette manière, il apparaît peut-être plus facile d'interpréter les différents cas que l'on rencontre. Faire preuve de compassion ne découle pas d'une pulsion naturelle, mais d'un acte de la volonté. C'est-à-dire que celui ou celle qui fait preuve de compassion a dû d'abord vouloir en faire preuve, et que sans cet acte de la volonté, il n'y aurait pas eu de compassion exprimée.


Mais attention, lorsque nous parlons ici de «volonté», nous ne voulons pas dire que chaque choix d'action ferait l'objet d'une délibération préalable. De fait, chez la plupart des individus et la plupart du temps, cette volonté n'est pas consciemment assumée. L'action suit plutôt une habitude qui est née de l'éducation reçue plus ou moins consciemment appliquée, de choix préalables qui peuvent donner l'impression que tel ou tel individu a tendance à être compatissant. Le fait de ne pas faire apparaître chaque fois la source originelle de la compassion peut alors justement donner l'impression qu'il y va d'une tendance naturelle,


L'acte volontaire de la compassion - accepter de partager la souffrance de l'autre - ne vise pas la compassion comme telle, mais vise plutôt la notion de Bien en général et suit le développement de l'esprit. Lorsque nous concevons non plus le «bien pour nous» comme référence, mais plutôt le «bien en soi», il devient évident que la compassion est un bien, alors que l'indifférence ne l'est pas. Du coup, ceux et celles qui ont l'esprit mieux développé (!) auront tendance à être plus compatissants, comme ils auront aussi tendance à être plus honnêtes, plus justes, plus courageux.... Eh oui...!


À son tour, la thèse de Kant présente des difficultés, surtout pour nous, qui croyons à la «science» et n'admettons que difficilement l'idée que l'humain soit autre chose qu'un être naturel. Le rationalisme classique, tel qu'on peut le découvrir chez Kant, table sur l'idée d'une double nature de l'homme. Il est certes un être naturel, comme tous ceux qui l'entourent, mais il est aussi «esprit», c'est-à-dire conscience, liberté et raison. Ce dualisme, qui remonte en droite ligne jusqu'à Platon, parvient à expliquer que l'on trouve, dans la nature, des choses dont elle n'est pas l'origine. Lorsque je fais une «bonne action», lorsque je fais le bien autour de moi, je ne suis pas une loi naturelle mais, au contraire, j'impose à la nature quelque chose qu'elle n'a pas prévu et ne peut receler. Voilà pourquoi le «bien» n'arrive pas naturellement.


Cette position exige cependant que l'on admette ce dualisme dans la constitution humaine. Or, la «science» à laquelle on se fie n'est pas en mesure de démontrer la réalité de cet «esprit»; au contraire, elle la nie.


Le débat n'est donc pas clos. Si la compassion a une source naturelle, pourquoi n'en trouve-t-on pas dans la nature (qui est entièrement organisée autour de lois nécessaires et mu grâce à la compétition et la prédation entre les sujets individuels)? Si elle doit sa possibilité à l'«esprit», comment se fait-il qu'on ne parvienne pas à en prouver la réalité?


Communication faite au CLSC Laviolette (Trois-Rivières) le 19 juillet 2018.

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