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Yvon Corbeil

Dieu existe-t-il (si oui, où et quand)?

Dernière mise à jour : 5 févr. 2019


Dieu ne souffle pas les lampions qu'on allume en son hommage. Il ne répond ni à ses courriels ni à ses textos. Ou bien il vit débranché - comme bien des Anciens le pensaient -, ou il n'existe pas. Mais de quoi parle-t-on au juste lorsque l'on mentionne ce nom de «Dieu»? Sombrerons-nous dans les méandres scolastiques et le ramènerons-nous au concept de «ce qu'il y a de plus grand» (Anselme)?


Catholique - de naissance et à l'enfance plus ou moins pratiquante - ma première représentation de Dieu était celle d'un vieillard rusé et irascible, capable de me voir même lorsque je me cachais et qui avait tenté d'atténuer son mauvais caractère en sacrifiant son fils pour nous sauver. Quoi qu'on en dise, il s'agit là d'une thérapie plutôt effrayante.


La sévérité divine enveloppe sa toute puissance et se justifie par elle. Il a créé le monde, et moi avec. Il peut tout et, notamment, rectifier selon sa volonté ce que l'on peut tenir pour sa plus grande erreur, laquelle consiste à créer des êtres vivants, conscients et mortels, c'est-à-dire des condamnés à mort, que lui seul peut sauver de cette triste condition.


Veut-on d'un tel Dieu? Préférera-t-on plutôt celui qui, aménageant l'univers en grand architecte, n'a pas trouvé mieux que d'accoucher d'une gigantesque course à la survie ou chaque entité, pour se conserver, doit bouffer l'un ou l'autre de ses prochains?


Peut-être vaut-il mieux qu'il n'existe pas, comme beaucoup d'entre nous pensons désormais, notamment grâce à la «science», laquelle nous indique clairement qu'il n'y a pas de cinquième élément pour lui servir de résidence, que la course des astres n'est pas parfaite et que le monde intelligible est entièrement circonscrit entre nos deux oreilles.

Toute représentation positive de Dieu nous pose un grave problème. Trop de puissance se trouve réunie en ses mains pour qu'il puisse raisonnablement jouer un rôle acceptable pour nous. Créateur et architecte de l'univers, il faudrait l'accuser de sadisme, de crime contre l'humanité. Directeur de conscience et arbitre moral, on devrait lui reprocher de nous avoir dotés d'une liberté fallacieuse, laquelle semblerait nous permettre de choisir entre le bien et le mal alors que l'un et l'autre sont d'ores et déjà définis. De quelle liberté jouissait Ève, qui pouvait manger la pomme mais tout en étant certaine de pécher?


À moins que dans les parages de cette notion de liberté se produise quelque chose qu'on aurait mal compris à propos de Dieu. Car c'est justement là que l'analyse devient intéressante. Sommes-nous libres? Ou la neuroscience et une certaine psychologie ont-elles raison de croire que ce que nous concevons comme tel n'est que le fantasme brumeux qui s'élève de nos réactions physico-chimiques et de nos habitudes de comportements? Qu'entend-on par liberté? Comment Ève et ses fils pourraient-ils en jouir?


Là se situe la grande question, et vraisemblablement aussi le grand choix. Les arguments de la science qui tendent à montrer que ce que nous appelons liberté n'est pas réel ne sont pas convaincants. Pas plus que ceux qui prétendraient «prouver» que Dieu n'existe pas. De l'autre côté, tout argument visant à démontrer l'existence de Dieu sombre dans la pétition de principe, quand ce n'est pas carrément dans le ridicule. Et le problème est un peu similaire lorsqu'il s'agit de «prouver» le réalité de la liberté. Nulle part ailleurs que dans les parages de la question de l'existence de Dieu ou de la réalité de la liberté, la raison, dont la «science» est la fille, ne montre mieux ses limites. Assumons donc une bonne fois les conclusions kantiennes.


Mais il est fort à plaindre celui qui croit que les limites de la raison sont identiques à celles du monde. Il doit en effet renoncer à bien des choses auxquelles il semble tenir. Au jugement moral pleinement assumé d'abord, car la nature n'offre aucun enseignement moral, n'en déplaise à Rousseau et aux écolo-fumistes de cartes postales qui prennent les sentiers de leurs randonnées pédestres, civilement tracés, pour des amabilités de Mère Nature. N'en déplaise aussi à Kant, dont la raison, qui bricole les concepts à partir d'intuitions pures ou sensibles, n'observe guère de «divers» lui permettant de construire les concepts du bien, du beau ou du courage. L'homme décide de ce qui est bien ou mal, dans ses actes, et qu'il le veuille ou non. À cet égard, il est libre, même si cette liberté semble trop lourde à porter pour une majorité de nos congénères, qui préfère s'en remettre à du prêt-à-penser.


Il doit également renoncer à l'art sous toutes ses formes, au jugement esthétique qui va au-delà des seules préférences personnelles. L'art est à la fois ce qui montre librement le beau et ce qui fait croître le monde, l'espace que nous habitons. C'est à la fois un jugement du genre moral sur le beau (ou le laid) et une ouverture sur un univers qui devient plus vaste chaque fois qu'une oeuvre, même modeste, est produite. Car contrairement à l'engendrement naturel qui, tel un ouroboros, se bouffe la queue et ne produit que du réaménagement de chairs à partir de chairs, l'art crée, ajoute, dé-mesure.


Il doit également renoncer à la philosophie, laquelle, si elle est bien comprise, est aussi une nouvelle construction sur le néant, un accroissement du monde. Et cela, même si parfois ses bâtiments sont de guingois ou que ses chemins semblent ne mener nulle part (Holzwege). (Lorsqu'elle est mal comprise, la philosophie s'identifie aux limites de la raison, quitte à les gonfler telle la grenouille idéaliste de la fable postkantienne, ou à se cantonner dans les mornes et plates plaines d'une certaine philosophie analytique.)


Donnez du monde à la raison et elle s'y intéressera, mais ne lui demandez pas de créer. Elle n'aime pas l'inutile, le non rentable et le gratuit, sauf si elle parvient finalement à le vendre. Or, nous tenons beaucoup et aimons toutes ces choses gratuites, inutiles, non rentables, que sont les jugements moraux et esthétiques, la création artistique et la philosophie poématique (poien). Car sans elles, nous ne serions pas ce que nous sommes. C'est là seulement qu'il est possible d'exercer notre pleine liberté. Et, inversement, si nous pouvons les aimer et les rendre possibles, n'est-ce pas justement parce que nous sommes libres?


Si Dieu existe, il se cache. Et il nous offre alors ce qu'il y a de plus précieux: la possibilité de participer à l'accroissement du monde. Espérons celui-là plutôt que ce malabar courroucé qui gâchait ma jeunesse. Il se laisse rencontrer peut-être à certains moments et dans certains lieux; discret, il se contente (!) de garder ouverte cette possibilité qui nous est offerte de déjouer les mécanismes de la nature sauvage et cruelle en produisant du gratuit, de l'inutile, bref, de l'essentiel pour nous, qui serions donc êtres de liberté.

On peut croire ou non en notre liberté. On peut croire ou non en Dieu. Et peut-être s'agit-il en fait d'un seul et même choix...


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