La possibilité de la morale (ou éthique) repose dans le pouvoir rationnel de distinction du bien et du mal. Peut attribuer une «valeur morale» (J.-F. Dupré, «Antispécisme, véganisme et antinatalisme», Le Devoir, 17 janvier 2019) à un être, une chose, une action ou une idée quiconque dispose de ce pouvoir. De ce fait, les animaux n'ont d'autre «valeur morale» que celle que nous leur attribuons, étant incapables de se juger eux-mêmes selon ce critère.
Cette thèse ne fait cependant pas l'unanimité et devant l'impossibilité dans laquelle il semble que nous soyons de décider une fois pour toutes si l'humain est essentiellement différent des animaux, il faut s'attendre à ce que les deux positions soient défendues: soit nous nous distinguons d'une manière fondamentale des animaux, soit nous sommes comme eux. Selon cette dernière thèse, tous les vivants pourraient avoir la même «valeur morale», mais où prend-elle alors naissance?
L'idée selon laquelle le «bien» ne résulte pas d'une décision rationnelle libre mais suit plutôt les ramifications des pulsions naturelles, qui vont se complexifiant selon l'évolution des espèces, n'est pas nouvelle. J.-J. Rousseau, pour un, estimait, dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1754), que la compassion (qu'il nommait «répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables», ce qui ne peut que mener l'être qui la ressent à des actes de compassion, ne serait-ce que pour contrer cette répulsion) constituait l'un des «deux principes antérieurs à la raison», c'est-à-dire un instinct, au même titre que celui de la conservation de soi. Cette thèse se retrouve de nos jours remodelée dans certaines disciplines scientifiques, certaines voies empruntées par la psychologie, certaines doctrines écologistes et, sur le terrain, par des courants de pensée populaires comme l'antispécisme ou le véganisme.
La légitimité de l'antispécisme repose entièrement sur le jugement initialement porté quant à la nature de ce que nous appelons «bien» (et mal). Si, comme le pense Rousseau, il existe chez l'homme une pulsion naturelle qui l'incline à la compassion et que cette pulsion, comme toute pulsion, surgit comme puissance dans l'analyse rationnelle, on ne voit pas pourquoi l'animal en serait dépourvu.
Cependant, cette thèse de Rousseau comporte d'importantes difficultés. On peut faire valoir d'abord le fait que le comportement animal ne permet guère d'observer des actes naturels qui épouseraient cette tendance naturelle au bien. De fait, on ne l'observe même pas chez les enfants en bas âge, qui ne montrent de la répulsion que pour leurs souffrances personnelles ou, par empathie, pour les souffrances d'autrui qu'ils tentent d'expérimenter indirectement. Tout animal peut manifester des comportements pouvant suggérer cette répulsion - au moins sous sa première forme - forçant alors la conclusion selon laquelle la distinction entre le bien et le mal, et donc le pouvoir d'attribuer une valeur morale ainsi que celui d'agir moralement, se fonde non pas dans une pulsion, mais dans l'acte rationnel. Pour pénétrer dans le monde de la moralité, il faut pouvoir faire usage de la raison.
Plus fondamentalement, le choix libre entre deux actions exige une double représentation consciente précédant tout choix éventuellement effectué, l'action retenue étant alors considérée comme «bonne», l'autre l'étant moins, ou mauvaise. Le choix réfléchi entre deux actions nécessite donc d'abord la conscience d'être, ce que nous n'accordons pas aux animaux, et implique aussi la liberté de pouvoir choisir autre chose que ce que nos pulsions, antérieures à la raison, nous dictent de faire.
Pour que l'antispécisme soit une thèse légitime, il faudrait donc démontrer d'abord que l'animal est conscient de son existence et capable de raisonner, puis de faire suivre ce raisonnement d'un choix d'action qui ne dépende pas strictement de pulsions naturelles. À défaut d'une telle démonstration on pourrait cependant, à l'inverse, tenter d'uniformiser tous les vivants, en affirmant que ces pouvoirs (conscience, raison et liberté) sont de pures illusions que les humains se font sur eux-mêmes. Mais quelque soit la voie que l'on emprunte, l'antispécisme est une thèse contradictoire, dans la mesure où elle nous range d'abord au même niveau ontologique que les animaux pour, simultanément, d'une manière explicite ou non, nous interdire de nous comporter comme eux. Car si j'uniformise les vivants en attribuant à tous la même valeur morale, il ne restera plus que la pulsion de conservation pour distinguer les espèces. Et à ce jeu, il semble que nous soyons les plus forts.
Prendre note de nos graves errements dans ce rôle de gardiens de la nature que nous sommes les seuls à pouvoir tenir ne doit pas mener à nous mésestimer au point de nous confondre totalement avec celle-ci. Ou alors c'est que l'on veut que la loi naturelle triomphe, celle-là même qui, d'une manière tout à fait contradictoire, est décriée par ces courants idéologiques à la mode. En nous mettant au même rang que les animaux, nous gagnons toute liberté de concourir avec eux pour dominer la chaîne alimentaire.
En ce qui a trait au véganisme, il s'agit d'un choix moral légitime, mais dans la stricte mesure où, comme tout choix moral, il reconnaîtra d'abord le droit à tous de juger moralement et ne prétendra pas que ce qui est de l'ordre de la moralité puisse en quelque manière être tenu pour objectif, c'est-à-dire appartenir à la factualité et, de là, prétendre à la vérité.
Comments